Le sens des mots

— Tu t’ennuies ?
Ma grand-mère me prend par la main et m’entraine au salon. La porte de la bibliothèque de merisier grince. Est-ce le cuir grainé des couvertures qui donne d’emblée cette sensation de fraîcheur alors que dehors le soleil tape trop fort pour aller y mettre le nez ? Elle réfléchit puis bascule l’une d’elles, sombre et austère. Le titre est doré, les mots ne me disent rien… J’hésite. Je tourne l’objet entre mes mains. J’ai tant relu les bandes dessinées que lisait mon père quand il avait mon âge rangées dans la petite chambre d’enfant en soupente… Je les connais par cœur. Je relève la tête prête à protester. Elle est déjà repartie. Il s’en ai fallu de peu pour que nous ne nous rencontrions pas. Je soupire. Puis l’appel creux de l’ennui m’aspire à tourner la première page.
Au départ, le style hésite un peu. Les mots sont étranges. Je ne les comprends pas. Pourquoi s’adressent-ils aussi familièrement à moi ? Nous ne nous sommes encore jamais rencontrés. Ils ne me disent rien ainsi collés les uns aux autres. Je cherche, je tourne, je mâche. Certains passages sont râpeux. Une ou deux fois, il me faut m’arrêter et chercher dans le dictionnaire où ma grand-mère dispose ici ou là une feuille d’érable jaunie ou bien quelques fleurs plates et séchées. Quelque chose me dit qu’il faut continuer. Parfois un mot, une phrase accroche le rebord de mes lèvres muettes. Mais en fond de bouche, sur les molaires, tout s’adoucit, s’enrobe d’un léger goût sucré. Tout à coup, je me sens si grande dans l’immense chambre fraîche. Je suis seule. Je mets les pieds recouverts de poussière sur le mur blanc. Après je ne sais plus si je reste allongée sur les draps de coton brodés ou si je m’assieds sur le tapis. Seules mes mains prolongent la couverture de cuir fripée, mes pupilles hypnotisées vont et viennent. Les pages à la bordure dorée sont un peu coupantes, je crois que l’une d’elles m’entaille la pulpe de l’index droit. Il m’en reste un souvenir terreux et peut être aussi une fine cicatrice sur la pulpe du doigt que je suis aujourd’hui la seule à voir.
Nous sortions de table, à l’instant, que déjà ma grand-mère m’appelle pour le dîner.
J’ai du oublier de battre des paupières et je retrouve mes yeux secs en même temps que mon corps.
— Tu n’as pas faim ?
Je repousse mon assiette de porcelaine. Les minutes durent des heures jusqu’au dessert. Je file dans ma chambre sans même dire bonne nuit. Ma grand-mère a dans les yeux une lumière que je ne lui connaissais pas. Je la soupçonne de savoir.
Au milieu, ça va vite, bien trop vite, les mots sont encore plus serrés. La fin laisse un air entêtant qui m’accompagne longtemps dans le sommeil. Les draps brodés sont froissés et mouillés de sueur sous mon dos. Je me souviens de la texture, différente, de mes rêves, cette nuit là.
Ensuite, la maison a été vendue et je n’ai plus retrouvé la couverture noire aux lettres dorées. Les étés ont passé.
Sur les quais, hier, je suis tombée sur ce roman. Une autre édition, cartonnée, souple, une image égayait la couverture. Je l’ai acheté. Une fois échappée à la neige, mes bottes élargissant leur flaque boueuse sur le palier et confortablement installée sur le canapé de velours rouge, je me suis laissé un peu de temps. Les lettrines, verticales, épaisses et sombres m’effraient un peu. Une fois franchies, l’odeur de colle de ses pages trop neuves ne m’impressionne plus. Je ne suis plus moi, plus tout à fait, je suis une autre, le double silencieux de moi-même, une sorte de moulage interne dont on aurait retourné la peau.
Le facteur qui sonne à l’entrée m’interromps. Je lève la tête, il neige toujours. Il est midi. C’était hier, j’avais neuf ans. La porte de la bibliothèque de merisier grince.

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