Ghosts of blood and bones

Hé toi! Oui c’est à toi que j’cause p’tit! Est-ce que tu crois aux fantômes?
⁃ Quels fantômes? Ceux recouverts d’un drap blanc avec un boulet à la cheville et qui vous poussent des hurlements lugubres les nuits sans lune?
⁃ Non!! pas ces fantômes là!
⁃ Alors les spectres transparents des âmes damnées qui errent sans fin perdus dans les limbes de la mort. Les rois maudits de Macbeth qui défilent en flottant comme pour lui annoncer le sort qui l’attend?
⁃ Non, non! C’est pas de ça dont j’veux te causer. Tu lis trop. Le père y disait comme ça que ça ramollit le cerveau de lire. J’me rappelle… tu sais on dirait pas comme ça mais moi aussi j’aimais lire quand j’étais gamin. Même que j’aurais pu faire des études, je veux dire ça m’aurais pas dérangé, je pense même que ça m’aurais plutôt plu… mais la vie … Les bêtes ça se fiche de savoir si on est dimanche et qu’il faut se faire beau pour aller à la messe qu’il disait aussi l’père…Et moi, quel choix y me restait d’autre que de l’aider à la ferme? Parce que les bêtes ça se fiche aussi de savoir si y’a école ou pas…mais je m’éparpille… je te racontais quoi déjà? Ah oui: les livres, les fantômes…Oui c’est ça! C’est pas de ces fantômes là dont je veux t’causer … mais de vrais fantômes…
⁃ Ça n’existe pas…
⁃ Bien sûr que si! Aussi vrai que j’existe et que tu existes là maintenant y m’est arrivé d’voir un vrai fantôme… j’vois bien que tu m’crois pas! Allez, tu dois bien te dire que j’radote un peu, que j’ai l’araignée qui a trop tissé sa toile sous ma caboche…. Il est zinzin le vieux! Juré que je te sers pas des salades! Sur la tête du père! Peuchère! Là où il est à présent il a tout le temps de manger les pissenlits par la racine! Allez p’tit assieds toi! Met toi à l’aise… Et ouvre bien grand tes esgourdes! Je veux bien te raconter… mais attention! Une fois seulement!… pas plus!… tu comprends, ça me remue drôlement à l’intérieur quand j’raconte tout ça…. Mais c’est pas souvent que quelqu’un me rend visite maintenant…et tu m’a l’air d’être un brave p’tit gars… alors à toi je suis prêt à t’la raconter mon histoire de fantôme…

Donc c’était au mois de mai 1985, l’père sa ferme et ses bêtes ça faisait dix-huit longues années que je les supportais du matin au soir. Parfois même la nuit! Quand les rhumatismes du père le faisait trop souffrir il me disait le soir avant d’aller au lit:
– Telle ou telle génisse va faire l’veau cette nuit. Je le sens: la lune est pleine. Soit gentil, mes genoux me font mal et demain je n’pourrais pas tirer ma vieille carcasse du lit si je m’économise pas un peu.. alors c’est toi qui va veiller pour l’aider à mettre bas.
Il avait l’flair pour ça l’père. Il faut lui reconnaître…Il se trompait rarement, et je passais ma nuit grelotant de froid dans un coin de l’étable à souffler sur mes doigts tout en vérifiant du coin de l’œil que pour la génisse en question l’affaire se coince pas ou qu’ça dure pas trop longtemps parce que si c’était le cas j’avais la consigne de courir réveiller l’père pour qu’il téléphone au vétérinaire du village. Il s’excusait toujours platement de l’tirer du lit à une heure pas convenable et- y m’répétait souvent que c’était ça les bonnes manières- d’avoir été la cause d’un réveil en sursaut de madame et des enfants. Puis il expliquait en quelques mots que la mise bas s’annonçait très mal et qu’on ne pourrait pas se passer de ses services cette fois-ci. Et urgemment qui plus est. Alors il raccrochait et nous retournions à l’étable attendre son arrivée. Une génisse ça vaut cher et le père il pouvait pas se permettre d’en perdre une. Il pipait pas un mot mais moi je voyais bien à son front tout blanc et a sa façon qu’il pouvait pas s’empêcher de regarder la porte de l’étable puis la vache qu’y s’faisait du mouron. Ça nous était déjà arrivé que la bête se vide d’un seul coup dans une flaque de sang et ai la mauvaise idée de crever avant que le vétérinaire soit là. Et alors autant te dire que l’père rentrait dans une colère… une génisse de perdue, et, cerise sur le gâteau, le vétérinaire a payer parce que le bougre, y savait nous faire remarquer en arrivant qu’on ne le faisait pas déplacer pour rien qui plus est en plein milieu de la nuit…. Et devine qui prenait une bonne danse pour ne pas avoir donné l’alerte assez tôt une fois le vétérinaire parti? … Bref, quand le vétérinaire essoufflé d’avoir grimpé la côte qui menait à la ferme et la voix encore enfariné de sommeil passait enfin la porte de l’étable, l’père l’accueillait toujours avec une politesse dont j’avais un peu honte. Le vétérinaire s’approchait de la génisse et sans un mot l’examinait la palpait longuement. Puis il sortait de sa trousse une sorte de cornet qui lui servait lorsqu’il y collait son oreille a entendre si l’cœur du veau y battait encore ou pas. Il avait voulu me faire plaisir un jour et m’laisser écouter mais j’avais strictement rien entendu, je lui avait dit que oui parce que l’père roulait des yeux qui m’incitaient à pas le contrarier… mais j’m’éparpille…Donc une fois que le vétérinaire avait vu la gravité de la chose et si c’était bel et bien foutu, alors il savait qu’il fallait agir vite. Je devait lui passer son grand tablier, qui pesait comme du plomb- y ressemblait beaucoup à celui du boucher- puis des longs gants en plastique bleu qui remontait presque jusqu’à ses épaules. Une fois accoutré il sortait une grande pince de son sac en cuir qu’il enfonçait sans ménagement dans les entrailles de la vache et qui lui servait à découper le veau à l’intérieur du ventre de la génisse. De temps en temps, il ressortait la pince coupante et plongeait son bras ganté qui disparaissait presque tout entier dans la génisse pour sortir les morceaux de viande ensanglantés qui tombaient à ses pieds. Allez fait pas la grimace p’tit! Moi j’peux pas dire que ça m’brassais pas un peu les tripes quand ça se finissait comme ça.. mais la vie tu sais .. parfois elle nous laisse pas le choix… Une fois sa besogne achevée le vétérinaire essuyait sa longue pince sur la paille de l’étable et nous allions nous mettre un peu plus au chaud à la cuisine. Il s’lavait les mains dans l’évier puis on lui payait un café histoire de l’revigorer un peu avant de rentrer au village. L’père et lui parlaient un moment de tout et rien : du temps qu’était tout détraqué, des derniers p’tit vieux à avoir passé l’arme à gauche au village. Le vétérinaire y s’prononçait jamais sur le fait que la génisse survive ou non. En général c’était quitte ou double. Une fois sur deux on la retrouvait immobile et froide le lendemain matin dans l’étable. Et l’père il avait fait des calculs. Même si le chèque qu’il signait au vétérinaire avait beaucoup trop de zéro à son goût, valait mieux ça que d’perdre à coup sûr la vache.

Mais je m’éparpille…. Tout ça pour te dire que j’en avais soupé des génisses et des veaux et puis aussi que après toutes ces nuits de veille interminables je m’étais comme on dit endurci et j’étais pas le genre de gamin qu’un rien impressionne et qui s’imagine des fantômes pour jouer à se faire peur. Donc en 1985 j’avais dix-huit ans et j’avais décidé sur un coup de tête d’aller voir à la ville si la vie était un peu plus douce. Tu comprends: j’voulais surtout pas finir comme l’père… j’avais p’être pas fait d’études tu vois, mais j’avais pas les deux pieds dans l’même sabot. J’utilisais les quatr’ sous que j’avais mis d’côté pour m’payer une petite piaule sous les toits et je m’dénichais rapidement un boulot à l’hôpital où la boulangère du village qu’avait sa cousine qu’était infirmière m’avais conseillé d’aller me présenter étant donné qu’ils cherchaient du monde. Je devais pas être assez dégrossi à leur goût et il me placèrent comme agent de ménage au bloc opératoire… histoire que mon accent et mes manières un peu brutes de la campagne gênent pas les malades… moi ça m’allais bien… après avoir passé des années à sortir des brouettes et des brouettes de fumier de l’étable c’est pas leur bloc tout blanc et tout propre qui m’impressionnait! J’étais le roi du monde! Je faisais mon boulot, personne ne se préoccupais de moi et j’pouvais enfin me payer le luxe de traîner dans mon lit toute la sainte journée du dimanche… ça m’allait bien. T’imagines même pas la tête du père quand j’lui ai annoncé que son fiston y travaillait au bloc opératoire! Même pour moi, c’était tout un nouveau monde. J’dis pas que j’étais pas impressionné au début, et pas qu’un peu! Toutes ces lumières, tous ces instruments et surtout tous ces gens habillés pareil et qui semblaient trouver ça aussi naturel que si y avaient vu le jour au bloc opératoire. Quand je m’adressais aux autres j’me faisait la sale remarque qu’on y aurait dit l’père lorsqu’il causait au vétérinaire. Et puis j’ai bien fini par m’détendre un peu. Comme j’te l’ai dit personne faisait attention à moi, j’les intéressait pas: tu parles! le gars du ménage, tout en bas de l’échelle… et qui plus est un pèquenaud tout juste sorti de son étable. C’est limite s’ils se pinçaient pas le nez quand y étaient bien obligés de m’parler. Moi, j’pensais à ma piaule et à mon lit bien chaud et même aux p’tites douceur que je pourrais me payer le luxe de m’offrir à la boulangerie du coin en sortant. C’est pas leurs manières de cochons qui auraient pu m’entamer le moral. Crois moi ou non: je peux même dire que je m’amusais au bloc. Si personne ne m’voyait, moi j’voyais tout l’monde au travers des balais de mon chariot de ménage. C’était comme aller au spectacle! Et crois moi p’tit, je n’en perdais pas une miette!
Les docteurs, surtout, m’intriguaient beaucoup. Il ne ressemblaient pas au vétérinaire du village. Pourtant j’avais compté sur mes doigts une fois: ils avaient fait le même nombre incroyables d’années d’études. Des gens savants! Ça c’est clair! Mais, les docteurs, ils avaient des mains fines et délicates, pas les mains calleuses de la campagne. Et surtout, le vétérinaire il parlait normalement, alors que tous ces docteurs à chaque fois qu’ils ouvraient la bouche c’était des mots qui sonnaient comme des pierres qui en sortaient. Tiens , un peu comme la prière au bon dieu que l’curé nous faisait réciter en latin le dimanche à la messe: j’y ai jamais pipé un traitre mot. Les docteurs se parlaient toujours, l’air préoccupé et très fier, dans cette langue qu’ils étaient les seuls à comprendre. J’voyais bien dans les yeux des malades qu’ils soignaient qu’ils ne comprenaient rien non plus à leur charabia. L’pire c’est que j’avais l’impression d’être le seul à trouver ça bizarre. Pour le coup, j’lui aurais presque donné raison au père quand il disait que trop lire ramollit le cerveau…. Mais je te raconte ma vie! Quelle tête de bourrique! Je m’éparpille… J’dois garder l’cap sur mon histoire de fantôme…

Comme j’te l’ai déjà dit c’était un jour du mois de mai 1985: le douze mai. L’jour des saints d’glace. Tu vois p’tit, c’est resté gravé là dans ma caboche et ça partira jamais… Ce jour là, j’ai vu un vrai fantôme…. J’étais dans mon petit estanco où on rangeait les balais et les produits pour l’ménage et comme personne m’avait rien demandé j’traînais un peu en attendant que l’heure tourne… j’me souviens même a quoi j’pensais a cet instant précis – la mémoire…va comprendre…- j’me félicitais d’être là et pas à la ferme avec l’père qui m’bassinait tous les ans avec ses saints de glace pour planter les salades- mais j’m’éparpille… Le Dr Jules, je me rappellerai toujours son nom parce que justement sans lui il ne le serait rien arrivé ce jour là et aussi parce que c’est l’prénom du mari de la cousine Berthe et que je m’étais dit l’jour de leur mariage que c’était drôlement classe comme prénom et que ça me plairait bien d’appeler mon fils Jules si un jour j’en avait un… donc le Dr Jules passe devant mon estanco comme tous les jours pour aller opérer ses malades… faut que j’te précise p’tit qu’il m’avait d’emblée tapé dans l’œil le bon Dr Jules. Peut être justement à cause du prénom mais surtout parce qu’il avait vraiment une figure qui impose le respect. Une figure ronde, un peu pâle parce qu’il faut dire qu’il était toujours fourré au bloc et il lui manquait un peu l’air frais de la campagne… faut dire qu’il en abattait du boulot! Il en arrivait sans arrêt des malades à opérer.. par bus entier! Ah c’est pas ce qui manquait les gens malades! Enfin, ça a toujours été, c’est pas à toi que j’vais l’apprendre! La vie tu sais… et comme le Dr Jules il était drôlement doué et qu’il avait fini par s’faire un nom… les malades y venaient de toute la région pour qu’il les opère… il paraîtrait même qu’un jour un monsieur de la capitale était venu juste pour lui… mais je m’éparpille.. tout ça pour dire qu’il m’était sympathique le Dr Jules et ça m’filais presque un peu le tournis pour lui tous ces malades a soigner. Il devait en rêver la nuit! Alors, à lui j’lui pardonnais de pas faire attention à moi. Il marchait toujours à grande enjambées l’air préoccupé et ailleurs. Une fois, je l’avait sauvé in extremis d’une mauvaise chute en retirant au tout dernier moment mon chariot de ménage de son chemin qu’y semblait pas avoir vu et sur lequel il fonçait tout droit, la tête baissée. Eh oui tu vois, j’peux m’vanter d’avoir sauvé l’bon Dr Jules! Dieu m’est témoin que j’exagère à peine! Ce jour là, il m’a pas dit merci, pas même un petit signe de tête discret comme en veux l’usage lorsque quelqu’un vous rend un tel service.. mais j’lui en veux pas…. L’avait d’autre chats a fouetter!

Maintenant que tu peux te faire une p’tite idée du bonhomme j’en viens à mon histoire de fantôme! Donc le douze mai, le Dr Jules passe comme d’habitude devant le placard à balai ou je me tiens dos à la porte les yeux fermés en attendant que l’heure tourne. J’entends dans mon dos ses pas pressés, y s’arrête derrière moi, puis sa voix:
– Tu veux venir voir une opération en vrai?
J’sursaute un peu, et j’me tourne face à lui. Je devais avoir l’air tout drôle parce que j’vois ses lèvres bouger et il en sort la même question. Identique au mot près. Doucement je me tourne de nouveau. Derrière moi le mur, vide. Alors tu vois p’tit, je réalise enfin qu’il n’y a que lui et moi et que ça peut être qu’à moi qu’il cause…Je le regarde à nouveau. Et là il me souris de toutes ses dents bien blanches et rangées bien droites dans sa bouche. A moi! moi qui n’existait pas! Je me rappelle m’être dit un truc bête du genre que son dentiste faisait du drôlement bon boulot et puis quand j’reprends mes esprits, y m’a fait tout bizarre son sourire. Il a quelque chose… j’ai pas les mots pour t’ l’expliquer petit… quelque chose de sauvage comme les dents blanches et pointues du loup, les lèvres retroussées, et prêt à se régaler de la petite chèvre. Il m’a pas laissé le temps de répondre. Il m’a empoigné le bras gauche et poussé gentiment mais fermement jusque dans la salle d’opération.
– Tu t’assieds là, tu bouges plus et tu profites du spectacle, qu’il me dit en me faisant un clin d’œil. T’imagines bien dans quel état j’étais… les mains moites que je savais plus s’il fallait les laisser sur mes genoux ou les croiser dans mon dos. J’ai toujours détesté les surprises tu vois… alors là comme surprise… Petit à petit j’ai osé regarder discrètement autour de moi, la tête baissée d’abord puis quand j’vois qu’on ne me regarde pas- finalement j’passais pas pour plus abruti qu’à l’habitude- j’me détends un peu. C’était la première fois que j’assistais à une intervention mais j’me sentais pas du tout impressionné p’tit- rapport aux génisses tu comprend- c’est pas une goutte de sang qui m’aurais fait tourner de l’œil! J’étais même assez curieux de ce qui allait se passer et ma foi pas mécontent de m’tenir là pour faire passer un peu plus vite la fin de journée.
Le Dr Jules ressort aussi sec de la pièce annonçant qu’il allait se laver les mains du même air que s’il s’apprêtait à se mettre à table. On fait rentrer la malade au même instant, une petite vieille laide comme un pou et d’une maigreur qu’on aurait pu lui compter les côtes sous sa chemise blanche d’opérée. Je me suis senti immédiatement mal à l’aise . Elle, me regardait. Je veux dire pas comme les autres avec leur regard pointu qui me donnait l’impression d’être transparent et qu’ils fixaient quelque chose dans mon dos au travers moi. Non la petite vieille elle me regardait. Vraiment. Elle me suppliait même de ces grands yeux noirs et j’te jure que j’ai juré y voir la même tristesse qui traversait les yeux des vaches quand elles sentent qu’elles vont mourir. On s’occupe rapidement de la faire dormir et faut dire que j’me sens bien mieux ainsi sans ses grands yeux qui me fixent. Le Dr Jules rentre alors dans la pièce accoutré d’une sorte de blouse de papier bleu et se met à brasser des tas de papiers bleus et des tas d’instruments qui avaient l’air d’être drôlement bien affûtés pendant un temps qui me parait infini. Lui et son aide s’affairent à une tâche qui, si elle n’a aucun sens pour moi, semble être d’une importance capitale pour eux étant donné le sérieux avec lequel ils rangent leur dînette sur la table recouverte de papier bleu. L’docteur Jules me jette pas un coup d’œil, comme s’il a déjà oublié que j’suis là et que c’est lui en personne qui m’a invité. Puis ils recouvrent la p’tite vieille- elle a l’air drôlement apaisée dans son sommeil- de draps bleus et ne laissent dépasser que sa jambe droite.
La jambe en question, si on peut encore appeler ça une jambe, est maigre. Aussi maigre que la petite vieille. Mais ce qui me choque c’est sa couleur. Gris bleue sur le drap bleu, par endroit noire et toute racornie et par endroit rouge et suintante. Une odeur immonde s’en échappe qui me soulève l’estomac et il ne faut pas tous les beaux diplômes du bon Dr Jules mais juste un peu de bon sens et de jugeote pour comprendre que c’est bien cette guibolle qu’est la source du problème de la petite vieille et lui occasionne tant de souci…
C’est alors mon p’tit gars que j’ai vu un truc que j’ai plus jamais revu dans ma vie. L’bon Dr Jules soulève la jambe de la p’tite vieille et se met à la détacher du reste du corps. J’comprends bien qu’il fait ça pour lui rendre service, mais on aurait dit un autre homme. Il aurait dû être triste de cette besogne, c’est vrai p’tit, c’était comme un enterrement. J’veux dire par là que cette guibolle aussi moche et puante qu’elle soit elle avait servi à la p’tite vieille et pas qu’un peu. L’père y disait que même si on connaissait pas l’mort, on devait ôter son chapeau et saluer d’un air triste lorsqu’un convoi funèbre passait sur la route en direction du cimetière, que c’était ça les bonnes manières. Et bien le Dr Jules il a alors dans les yeux quelque chose de sauvage que j’avais pu y voir quand y m’avait souri. Il semble content de faire ça et met tout son cœur à l’ouvrage. Il sifflote et tout son corps danse alors qu’avec ses instruments on dirait qu’il joue de la viole sur la pauvre guibolle de la p’tite vieille. Il tranche sec: la peau d’un trait net, puis les muscles au travers desquels il fourrage avec sa lame. Les tendons blancs et élastique lui donnent le plus de souci parce qu’ils veulent pas se tenir à carreaux et roulent sous ses instruments. Mais le clou du spectacle c’est quand il prend sa scie pour couper l’os de la cuisse. On aurait dit qu’il était fou et que si quelqu’un s’était mis à cet instant précis entre lui et la guibolle, il l’aurait tout simplement trucidé avec sa scie avant de s’remettre au travail. Ça m’semble jamais finir ce bruit de scie et j’me fait la réflexion que l’os de la cuisse l’est sacrément costaud rapport a ce qu’il supporte toute la carcasse toute notre vie. Finalement la guibolle fini par tomber dans un craquement. Le Dr Jules la jette comme si elle l’intéresse plus derrière lui dans une bassine recouverte d’un sac poubelle. Les draps bleus y sont tout tachés de rouge à présent et il dépasse plus que le moignon de la p’tite vieille. Y m’fais tout bizarre c’moignon. J’veux dire, y ressemble à une bouche mais pas n’importe quelle bouche: une bouche édentée de petite vieille. Grande ouverte. Comme si elle se demande ce qu’elle peut bien faire là. Tu vois p’tit… le Dr Jules il avait tranché de biais dans la bidoche de sorte que sur l’devant et l’derrière il lui reste du rab….tu comprends?pour pouvoir ensuite rapprocher ce qui ressemblait à deux lèvres sans dents pour qu’elle y avalent l’os à l’intérieur et qu’y dépasse pas ensuite. C’était drôlement ingénieux p’tit. J’me suis dit alors que le Dr Jules malgré ses airs de sauvage, il savait c’qu’il faisait… un vrai professionnel ! Au moment où il pose sa scie il se calme, d’un seul coup, l’docteur Jules et on aurait dit qu’il a comme qui dirait repris ses esprits. Il prend une pince avec un gros fil noir épais bien solide et il rentre puis ressort d’une lèvre à l’autre. Comme pour lui clouer le bec. Quand il s’écarte à la fin on dirait un bec de canard. La peau bien tendue est blanche par endroit et le gros fil noir y dessine comme des dents. L’docteur sort de la pièce pendant que son aide empaquète l’moignon dans une bande si blanche qu’elle me fait un peu mal aux yeux.

Comme plus personne s’préoccupe d’moi et que j’voulais pas m’faire remettre à l’ordre pour être à une place ou j’ai pas d’mandé à y être , je bouge surtout pas une oreille jusqu’à que tout le monde soit sorti de la pièce. Il est bien tard et ma de fin de service dépassée depuis plus d’une heure. Il fait déjà nuit dehors. Je passe comme tous les jours devant la salle de réveil pour aller me changer dans les vestiaires. D’habitude j’évite de fourrer mon nez dans cette pièce: ça grouille de malades gémissants qu’il vous implorent de les rassurer: très peu pour moi… j’avais suffisamment donné avec les génisses…Et bien ce soir là, malgré mon retard je donne un coup d’œil en salle de réveil. La p’tite vieille somnole dans un lit deux fois trop grand pour elle, le drap remonté jusque sous l’menton. Elle est aussi blanche que l’oreiller sous sa tête. En regardant vite presque on la verrait pas. Plus loin, une infirmière assise dans un transat semble somnoler au moins aussi profondément qu’elle. J’sais pas pourquoi p’tit mais j’ai eu envie de m’rapprocher. La curiosité sûrement. Pourtant dieu sait que j’m’en méfie de la curiosité. L’père y m’a suffisamment mis en garde que c’est un très vilain défaut. De près, la p’tite vieille est encore plus repoussante: une vraie sorcière. Manque de bol, elle ouvre les yeux pile à ce moment et recommence à me fixer avec ce regard de bête qu’on mène à l’abattoir. Puis ses yeux roulent dans sa figure toute fripée et sans prévenir elle s’met a gémir et a se tortiller comme un ver. Pour le coup ça m’coupe la chique, j’ai juste envie de tourner les talons et de partir en courant jusqu’aux vestiaires. Mais j’pense au père et aux bonnes manières. J’me dit qu’ça me coûte pas grand chose de lui dire un p’tit mot de réconfort avant de rentrer.
-Calmez vous ma p’tite dame j’lui dit. L’bon docteur Jules y s’est bien occupé d’vous. Il vous a coupé votr’ guibolle qui vous donnera plus d’souci…
Tu devineras jamais c’qu’elle m’réponds…
– Non, c’est faux, vous mentez!
Bon dieu, voilà qu’en plus d’être vieille, malade et moche, elle perds la boule j’me dis! Alors, pour lui prouver ma bonne foi, j’lève le drap pour qu’elle y voit son moignon et qu’elle remette ses pendules à l’heure. Elle se tend, roule des yeux de folle, lève vers le ciel son bout d’cuisse chapeauté de blanc. Puis laisse retomber sa tête sur le drap blanc.
– Non, qu’elle me soutiens droit dans les yeux. Vous vous trompez monsieur, ma jambe est toujours là. Et elle me fais toujours horriblement mal…

«- Le membre fantôme… »

La voix dans mon dos me fait sursauter et j’manque de peu de m’casser la figure. Le temps que j’réalise que le Dr Jules s’est glissé derrière moi sans un bruit j’ai l’palpitant qui bat la chamade à tel point que j’ai l’impression qu’il va me transpercer la poitrine. Rapport que j’aime vraiment pas les surprises comme j’te l’ai déjà dit p’tit! J’me retourne vers lui et de nouveau il me sert son sourire de sauvage. Puis il s’en va sans piper un mot de plus…
Dans toute ma vie ça m’est arrivé bien rarement de m’trouver dans pareil inconfort… J’sais plus c’que je dois faire . Et puis j’décide que cette journée bizarre a bien assez durée et qu’il est temps que j’ rentre retrouver le calme de ma piaule. J’regarde une dernière fois la p’tite vieille. Elle prend plus garde à moi: elle est plus blanche que le drap c’te fois et elle regarde le pied du lit avec des yeux de terreur … tu me croiras pas p’tit mais j’y ai jamais plus vu autant de peur dans les yeux de personne de toute ma vie entière…

J’regarde à mon tour le drap et là aussi vrai que j’existe et que tu existes, j’l’ai vu ce fantôme. Juré craché que j’te racontes pas des sornettes. Sur la tête du père qui mange les pissenlits par la racine! A la place de la jambe qu’le docteur Jules a coupé ça forme un renflement sous le drap avec même une bosse plus haute et pointue à l’endroit où aurait dû s’trouver l’pied…
J’ai jamais eu autant peur de toute ma vie. J’sais même pas comment j’suis rentré chez moi tellement mes genoux tremblaient. Et j’te le dis à toi p’tit, mais ce soir là j’ai dû pour m’endormir laisser la lumière allumée dans ma piaule sous les toits, moi le grand gaillard de dix huit ans qu’avait l’habitude d’veiller les vaches seuls dans l’étable par les nuits glacées de pleine lune…

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